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Marie-Christine JAILLET
Directrice de recherche au CNRS, Vice-présidente de l’université Toulouse - Jean Jaurès, Responsable scientifique du programme POPSU Métropoles
Yann CABROL
Directeur général de l'AUAT, Directeur de publication de la revue BelvedeR
Comment les changements actuels (crises, modes de vie, politiques d’aménagement et d’urbanisme…) se manifestent-ils dans l’aire métropolitaine toulousaine ? Quels sont les grands défis auxquels elle doit faire face ? Quelles sont ses spécificités en comparaison des autres métropoles françaises ? Analyse croisée de la trajectoire de la métropole toulousaine avec Marie-Christine Jaillet, Directrice de recherche au CNRS, vice-présidente de l’université Toulouse - Jean Jaurès, responsable scientifique du programme POPSU Métropoles et Yann Cabrol, Directeur général de l’AUAT.
La multiplication et l’accélération des crises ces dernières années nous ont projetés dans un contexte d’incertitude et d’urgence inédit, interrogeant la capacité des territoires à y faire face. Quelles nouvelles trajectoires territoriales se dessinent ? Quels sont les grands changements pour la métropole toulousaine ?
Marie-Christine JAILLET : Comme pour toutes les métropoles, l’évolution de la trajectoire toulousaine ces dernières années est liée à trois grands événements. D’une part, la crise des gilets jaunes qui a obligé à poser différemment la question des rapports centre-périphérie. D’autre part, la pandémie qui a modifié le rapport au travail avec des effets sur les stratégies résidentielles. Enfin, la fatigue voire la désertion démocratique constatée lors des dernières élections avec, de manière concomitante, une appétence forte de nombre de citoyens à être partie prenante de la définition et de la mise en œuvre des politiques publiques dès lors qu’elles touchent à leur cadre de vie. Cela oblige à penser différemment la fabrique urbaine, tant du côté du politique qui ne peut plus faire « pour » mais doit faire « avec », que du côté des professionnels de l’urbanisme qui sont désormais obligés de faire place à l’expertise citoyenne. Les processus de fabrication de la ville sont donc fortement interrogés aujourd’hui. Un des effets de la pandémie propre à la métropole toulousaine est d’avoir craint un affaiblissement sérieux de l’industrie aéronautique, une sorte de scénario catastrophe qui ne s’est pas réalisé.
Yann CABROL : En effet, l’attractivité de Toulouse et de son aire métropolitaine semble se maintenir. Cela se vérifie aux niveaux démographique et économique. Il est important d’assumer la place de l’aéronautique et de l’aérospatial à Toulouse et d’arrêter de fustiger la monoactivité. En adoptant une lecture par compétences, par savoir-faire, on se rend compte que ce secteur d’activité est d’une grande richesse, capable de mobiliser tout un écosystème depuis l’enseignement, la recherche et développement jusqu’aux sous-traitants spécialisés. La question est plutôt celle de la traduction territoriale de cette croissance. Dans un contexte de changement climatique notamment, le centre de l’agglomération va-t-il rester attractif ? L’hospitalité des métropoles face au changement climatique est une vraie question.
Marie-Christine JAILLET : En effet, le risque d’une paupérisation de certains des quartiers les plus denses des grandes villes n’est pas à exclure. Ceux qui ont les moyens financiers et la possibilité de télétravailler peuvent choisir de quitter la ville pour un habitat et un environnement plus adaptés à leurs attentes qu’un appartement urbain, voire développer des stratégies de birésidentialité. Il faut que les politiques publiques continuent à offrir un cadre de vie de qualité à ceux qui n’ont pas le choix, dont le travail les obligera à rester au cœur des agglomérations urbaines. Il faut qu’elles s’attachent à ce que la ville reste ouverte, accueillante, hospitalière. On peut s’étonner que cette question de l’habitabilité de la ville, qui avait fortement réémergé à l’occasion des confinements, ait disparu du débat politique à l’occasion des dernières élections.
Yann CABROL : Ce que nous observons aussi aujourd’hui c’est la décorrélation entre certaines politiques publiques et modes de vie. À l’AUAT, nous invitons régulièrement les élus à élargir leur perception des profils et des aspirations des ménages. Il n’est plus possible aujourd’hui de ne penser les projets que pour des couples de cadres biactifs avec enfants. Les choses sont beaucoup plus complexes. Dans nos territoires d’intervention, la question du vieillissement est cruciale par exemple pour penser la ville de demain, alors qu’on s’y prépare peu. L’évolution du rapport au travail aussi fait que l’offre économique d’un territoire est moins un élément de choix résidentiel que par le passé. L’offre de culture et de nature aussi est de plus en plus plébiscitée. Les territoires hors métropole ont donc beaucoup à faire valoir et peuvent tirer leur épingle du jeu !
Marie-Christine JAILLET : Une difficulté supplémentaire tient à la labilité et à la complexification des structures socio-démographiques (diversification des types de ménages, recompositions familiales, divortialité), auxquelles s’ajoutent l’évolution des rythmes de vie et la montée de l’individualisation… En matière de logement et d’équipement, mais plus largement de fonctionnement de la ville et de ses services, ces éléments ne sont pas toujours intégrés par les collectivités ni par ceux qui fabriquent la ville qui restent souvent sur des schémas traditionnels.
En parallèle de la question de l’habitabilité des villes, de leur hospitalité, celle de la solidarité des territoires, qu’il s’agisse de ressources énergétiques ou de desserrement économique, s’impose de plus en plus dans les discours. Comment cela s’organise-t-il ?
Yann CABROL : Il y a une prise de conscience des métropoles qu’elles ne peuvent plus faire seules, mais aussi qu’elles ne peuvent plus faire de la même façon avec ce qu’elles ont. Si l’on prend l’exemple du sol, la différenciation introduite par le ZAN entre occupation et usage demande un changement de grille de lecture. Comment utiliser l’espace différemment et donc utiliser autrement les ressources foncières et énergétiques ? Les limites locales qu’entrevoient les territoires les amènent à se tourner vers les autres. Cela suppose d’inventer de nouvelles scènes de dialogues et de nouvelles modalités d’échanges entre territoires. Arrivera-t-on à coconstruire de nouvelles politiques territoriales pour éviter une financiarisation des échanges entre territoires ? Le travail sur les complémentarités et réciprocités territoriales, dépassant les limites administratives, est encore balbutiant. Certains territoires éloignés des métropoles s’imaginent par exemple encore que leur développement suivra immanquablement le chemin des métropoles alors que d’autres trajectoires sont possibles.
Marie-Christine JAILLET : Une des conséquences de la prise de conscience de la vulnérabilité des métropoles quant aux ressources est de poser la question des solidarités voire des réciprocités entre territoires, entre les métropoles et leurs voisins, « en lieu et place » du discours sur la fracture territoriale qui opposerait des métropoles riches et égoïstes à des territoires à leur service ou à l’abandon. Les métropoles prennent conscience de leur dépendance, pour l’eau ou l’énergie, mais aussi pour nourrir leurs habitants, à des ressources localisées chez leurs voisins avec lesquels il devient nécessaire de nouer des relations. S’agit-il simplement pour les métropoles de s’assurer qu’elles pourront demain disposer de ces ressources, ou s’engagent-elles dans des transactions dans lesquelles chacune des parties peut faire valoir ses besoins, ses attentes ? L’entrée des métropoles dans un régime relationnel, dont on observe les prémices, refondent-elle d’une autre manière les rapports centre-périphérie, ou ébauche-t-elle de nouvelles figures de coopération entre territoires, sur la base de la reconnaissance de leur singularité/spécificité et de leur complémentarité ? Cela dépendra pour partie de la posture des métropoles, mais également de la capacité des autres territoires à se doter de l’expertise et de l’ingénierie nécessaires. Quelles seront les scènes et les modes de gouvernance de ces transactions ? Les agences d’urbanisme ont toujours joué un rôle dans la médiation entre territoires, que l’on pense au rôle de l’AUAT dans l’élaboration, hier du SDAU, aujourd’hui du SCOT de la grande agglomération toulousaine, ou encore de son rôle dans l’Interscot ou le Dialogue métropolitain de Toulouse. Sans doute ont-elles de sérieux atouts pour prendre leur place dans ces transactions territoriales.
Le développement de l’agglomération de Toulouse a longtemps été porté par des grandes politiques d’aménagement, avec une mobilisation des acteurs locaux pour créer un environnement propice à l’application de ces politiques (métropoles régionales d’équilibre, politique de la ville, zone aéroportuaire…). Qu’en est-il aujourd’hui ? Peut-on toujours parler de politiques d’aménagement ? Le ZAN tout comme le modèle des appels à projets type ACV ou PVD ne sont-ils pas l’illustration d’un renouveau de la vision aménagiste ?
Marie-Christine JAILLET : Le ZAN va imposer de fabriquer la ville autrement. Mais cette évolution était déjà contenue dans la loi SRU et la volonté de « construire la ville sur elle-même », soit de faire de la densité le primat de l’aménagement urbain. On peut néanmoins s’interroger sur l’échelle à laquelle le ZAN est apprécié et sur son application décontextualisée. Une autre évolution bien identifiable aujourd’hui dans la conception de l’aménagement est que l’attention portée dans les exercices de planification bascule d’une centration sur ce qui doit occuper l’espace, le bâti (logements, équipements, activités), à l’espace lui-même, « le vide », ses qualités, ses fonctions (vivrière, écosystémique, paysagère, etc.). Troisième évolution, celle d’un aménagement par réponses à des appels à projets qui, certes, apportent des moyens, mais mettent aussi en concurrence les territoires, illustrant l’entrée de la fabrique urbaine dans un mode de production néolibéral. Outre son caractère délétère en l’absence de régulation, il entre en contradiction avec l’injonction faite aux villes et à l’ensemble des territoires de coopérer.
Yann CABROL : Cela démontre qu’il n’y a plus de politiques d’aménagement comme on l’a connu par le passé. Les logiques d’appels à projets et de « zéro » [artificialisation nette] s’adressent soit aux collectivités déjà préparées et donc à même de répondre à des appels à projets, soit relèvent d’une lecture monolithique des territoires avec en plus des formes injonctives non négociables. Mais ne nous trompons pas, c’est la modalité de mise en œuvre du ZAN qui pose problème, pas l’objectif de trajectoire de sobriété foncière qu’il faut continuer à défendre ! L’application du ZAN va être à l’origine des changements sans doute les plus importants depuis 50 ans pour Toulouse comme pour les autres territoires. Est-on prêt à la rupture qui est introduite dans la prise en compte des enjeux écologiques et climatiques ? Nous allons vers un moment de l’impensé de la ville, notamment car nous sommes face à des injonctions contradictoires. Comment densifier la ville tout en y développant la place de la nature ? Avec le ZAN, c’est la première fois que l’on a une loi d’application immédiate sans disposer des outils nécessaires.
Marie-Christine JAILLET : À quelles conditions peut-on consentir au modèle d’urbanisation qu’appelle le ZAN qui va modifier le cadre de vie ? Plus largement, à quelles conditions peut-on consentir à l’injonction à une sobriété qui va impacter les modes de vie ? S’il s’agit d’embarquer la société dans son ensemble dans une autre séquence, sans doute faut-il parvenir à établir un nouveau pacte social. L’été que nous venons de vivre et qui a fait prendre conscience de l’urgence du changement peut y aider. Cela suppose d’en organiser les conditions et de produire un récit qui ne saurait reposer sur la seule nécessité ou la contrainte. Un récit dans lequel l’ensemble des groupes sociaux puisse se retrouver et qui embrasse toutes les échelles, de son environnement immédiat à celle de la planète. C’est pour partie de la responsabilité du politique de l’initier, en prenant appui sur la capacité de la société à se mobiliser, à faire preuve de solidarité, à expérimenter. En la matière, l’agglomération toulousaine peut s’inspirer de ce qui s’est expérimenté suite à la catastrophe d’AZF : les initiatives des associations ou de collectifs, la solidarité interindividuelle, la capacité de faire face au drame ensemble, une autre manière de fabriquer l’action publique, plus agile, transcendant les clivages institutionnels ou partisans. On a pu mesurer, in situ, l’incroyable ressort d’une société confrontée à une situation inédite. Pour autant, une fois le drame surmonté, ces dynamiques se sont étiolées et les réflexes routiniers ont repris leur place dans l’action publique. Comment parvenir à maintenir dans la durée cette capacité de mobilisation pour construire des politiques publiques à hauteur des enjeux ?
Entretien réalisé par Morgane Perset, Chargée de mission Dialogues urbaine à l’AUAT.